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natura ritualis transitus
texte publié dans le fanzine de l’exposition collective ‘manger les fleurs’, Galerie Sono, Paris, 2022
§ Ils disaient, parlant de Angélique Mongez, « elle peint comme un homme ».
§ À la Renaissance les femmes n’ont pas accès aux académies de peinture ni aux botteghe. Elles peuvent uniquement exercer dans un atelier si leur père ou leur frère y travaille. Fede Galizia apprend la peinture dans l’atelier de son père. Je me demande, combien et qui sont les nombreuses femmes qui ont aidé les hommes dans les ateliers. Anonymisées, invsibilisées.
§ Dans ce contexte excluant les femmes des académies des Beaux-Arts, le père de Artemisia Gentileschi trouve un précepteur privé à sa fille, le peintre Agostino Tassi. Il la viole en 1611, elle a 17 ans. L’humiliation du procès, avec l’examen gynécologique et les supplices des sibeli. Elle peint Judith décapitant Holopherne en 1612. Deux femmes, Judith, aidée de sa servante, décapitent le général dans son lit. Une image physique et violente, le sang jaillit et s’écoule sur les draps blancs.
§ Les violences faites aux femmes sont comme un sfumato peint par le patriarcat, les contours sont imprécis et enfumés.
§ Les femmes ne pouvaient pas signer de leur nom.
§ Elle appartiennent aux hommes. Elles ne s’appartiennent pas. Cela provoque une fissure en moi. Ce sentiment d’appartenir, de ne pas être légitime en soi pour soi, seule, est une sensation de mon existence que je connais. Elle est douloureuse.
§ 2022, je signe mes tableaux avec un pinceau de la marque Raphaël, de la série 8504, taille 3/0, diamètre 1,7 mm. Un après-midi de printemps, je suis sortie de l’atelier pour me rendre au magasin de fournitures de création. Je n’ai acheté que ce pinceau, un pinceau pour signer mes toiles, un pinceau uniquement dédié à cela. Signer mes toiles. Dans mon atelier à moi. Je signe mes toiles seules et l’odeur de l’huile de lin mélangée aux pigments me berce.
§ Au-delà des couleurs pigmentaires, nous pouvons aujourd’hui compter les couleurs spectrales et imaginaires. Certaines couleurs n’ont pas d’existence pigmentaire. Je me demande quelle couleur imaginaire pourrait représenter le fait de signer mes toiles. Je me demande quelle couleur imaginaire pourrait représenter une femme qui signe ses toiles, seule, dans une chambre à elle.
§ Je crois qu’il pourrait s’agir d’une couleur nuage et écorchée, une couleur qui serait l’ambre de l’invisible avec l’ardeur du sang qui s’écoule entre ses jambes, une couleur en colère et en puissance, une couleur qui nage dans le dessous des eaux et tremble dans les cratères charbonnés et désobéissants.
§ Au Moyen-âge on identifiait deux sortes de lumières : LUX, la source de la lumière, et LUMEN, la lumière réfléchie sur une surface. Cette couleur serait humide en tant que LUX et en tant que LUMEN, elle deviendrait une transcendance, elle transformerait tous les alentours. Elle métamorphoserait les choses, brûlant les violences sur le bûcher, et des cendres renaîtraient des pigments coulants, dociles et doux.
§ Ils torturaient et brûlaient celles qui dérangeaient, ils brûlaient les sorcières. J’entends les cris sur les bûchers, les cris réels et les cris silencieux. Pourquoi détestent-ils autant les femmes plus libres que les normes ? Cela provoque une fissure en moi. Isabelle Sorente écrit Le Complexe de la Sorcière. Elle me parle.
§ Une nuit chaude et lourde de printemps à l’atelier. Je peins. Les rideaux en voile de coton blanc s’engouffrent avec les odeurs d’essence de térébenthine dans les fenêtres en vent de l’atelier. § Ils peignaient les toiles historiques et religieuses, grandes oeuvres mettant en scène principalement des corps d’homme. Pour cela, il fallait étudier le nu masculin, ateliers interdits aux femmes. Des hommes étudient des corps d’hommes pour mettre en scène des oeuvres d’hommes et des histoires d’hommes, des narrations institutionnelles dominantes, grandioses, les grands moments de l’histoire, les grands mythes religieux. Des hommes dans un monde d’homme sur des terres appartenant à des hommes.
§ Ces toiles que je peins sont trop petites. Je veux peindre plus grand que ces murs de cette chambre à moi. J’étouffe dans mes formats trop petits. Je veux du grand pour sortir du cadre petit imposé au femmes, physiquement et symboliquement. Je veux peindre grand en dehors de mon atelier privé. J’entends mes toiles : elles chantent et font du bruit. J’aime bien cela.
§ Je ne veux pas que ma pratique soit associée à ma jeunesse, ma peau en abricot, la largeur de mon sourire et la beauté de mes cheveux qui ondulent sur mes épaules. Vous m’emmerdez avec ces injonctions à être belle et peindre sagement.
§ Autoportrait : on la voit, mais elle est vieille. Elle a des cheveux blancs, elle ne peut plus procréer, elle devient inutile aux yeux du patriarcat. Pourtant, elle a la sagesse des écorces centenaires, la liberté des sorcières âgées. Ils la trouvent folle. En plus, elle peint. Moi, je la trouve aussi puissante que le soleil du matin qui orne les montagnes.
§ Ça ressemblerait à quoi des allégories de femmes par des femmes ? Des histoires sans hérïsation herculéenne, des légendes du renouveau ? Si Allegoria devenait une déesse, qui serait-elle ?
§ Cette scène apparît alors : dix-huit femmes autour d’un chêne ancien âgeé de plusieurs astres. Elles chantent en cercle, une incantation longue de plusieurs jours et plusieurs lunes, une incantation dans une langue que le patriarcat ne connît pas. Le sortilège invoqué est NATURA RITUALIS TRANSITUS et dans le mystique de leurs salives et sueurs, elles apaisent la terre qui se meurt. Des ongles de leurs pieds dans les pigments de la terre grandissent des plantes brutales et forcenées, des nouveaux gardiens des mondes naturels. De leurs chevilles pendent et ondulent des bracelets en poésie, des rafales d’eau et des mélodies fécondes et humbles. De leur vagin s’écoulent des inspirations et des amours exaltés et extatiques. Leurs yeux sont révulsés, sans pupilles et brillants de rouge empourpré, elles pleurent du sang qui se transforme en pluie d’étincelles d’or. Autour d’elles et en elles, les esprits apparaissent, visibles et invisibles. Énergies en ronde. Les racines du chêne s’étendent et enveloppent tout, détruisant ce qui détruit. NATURA RITUALIS TRANSITUS est une pause, une incantation qui entend et dit la souffrance et qui insuffle de la révolte, de la résilience, des racines et des graines.
§ La toile est grande, elle est faite en tempêtes d’amour et de rébellion, elle est plantée sous les racines du grand chêne, un chiaroscuro fait de soleils et de lunes, une unione farouche.
- Camille Dedenise