F009

nous avons oublié le choeur des glaciers


nouvelle, 2024. En 2024, je pars en Arctique pour une expédition artistique. Nourrie par les fantasmes et songes féconds autour de l’aventure à venir, qui émergent pendant la préparation et dans l’attente du départ, j’écris cette nouvelle où se floutent les frontières des réalités humaines. Ce texte est une courte odyssée entre auto-fiction et conte écopoétique, nous confrontant à nos responsabilités dans le contexte du désastre écologique.


Il est une scène vaporeuse qui enivre délicatement le paysage polaire : dans un brouillard fumant des glaciers se dessinent et gravitent sur la mer sombre. On discerne progressivement la note longue et grave d’un saxophone résonner en écho, imprégnant l’espace, fusionnant avec les eaux et les glaces. Devinant un musicien ici ou là dans les brumes, l’intonation se fait de plus en plus puissante et pleine. La lente mélodie vibre profondément et, si loin que nous sommes d’une idée du monde, si proche de ce qui semble être la vérité et la pureté, je pleure.

Je suis partie les derniers jours de mars depuis Grenoble, il y a un mois de cela maintenant. J’ai rejoint Amsterdam en train, puis atteint le port de Harlingen au nord des Pays-Bas. Après quelques jours d’attente dans cette ville portuaire je suis montée à bord d’un voilier, j’ai rencontré un équipage que je ne connaissais pas et avec lequel je passerai vingt jours en mer. Nous avons quitté Harlingen un des premiers jours d’avril, un matin, la mer était calme et le ciel clair. Sans escale, nous avons navigué vers le Nord jusqu’au Svalbard en Arctique. Nous sommes arrivés dans la petite ville de Longyearbyen il y a une semaine. L’équipage a continué son périple vers le Groenland. Je séjourne quelques nuits dans une auberge chaleureuse et accueillante. Après la proximité et la promiscuité sur le voilier je me régénère dans cette solitude, apprivoisant calmement l’étendue de montagnes glacées qui m’entourent et le froid polaire, sec et venté. J’ai retrouvé avant-hier une vingtaine d’artistes et scientifiques avec lesquels je passerai les prochaines semaines à bord du voilier VENTUS II, naviguant et travaillant dans l’archipel du Svalbard. Nous sommes une belle équipe internationale, tous unis par cette expédition et des travaux variés, en lien avec l’environnement. Rapidement, je me lie avec Suzanna et Léonard. Suzanna, avec qui je partage ma cabine, est une cétologue allemande qui étudie l’impact du réchauffement climatique sur le mouvement des baleines dans la région de l’Arctique. Léonard est un saxophoniste argentin qui a grandit et vit en Patagonie, musicien dont le public est rarement humain. Moi, je suis ici pour travailler avec les éléments de la glace, de l’eau et du vent en créant une composition d’œuvres sensibles, in situ en lien avec l’environnement polaire et la désastreuse fonte des glaciers. J’écris aussi, mais ça c’est plus intime, plus secret.

La vie à bord du VENTUS II s’organise doucement, les réveils sont matinaux, nous naviguons puis rejoignons les terres et glaciers en zodiac. Nous sommes toujours accompagnés de Sofia, notre garde armée qui nous protège des ours polaires. Les mélodies de Léonard au saxophone résonnent sur les glaces et nous accompagnent au quotidien, faisant germer une atmosphère mystique aux confins de ces mondes gelés du nord. Avant la nuit, nous remontons sur le voilier, les soirées sont douces, nous échangeons autour de nos projets, partageons nos vies, rions beaucoup. Les premières nuits sont impressionnantes. Le bateau tangue doucement, il me berce, et par le hublot de ma cabine, éclairée par la lune, je vois les eaux et les montagnes enneigées. Et ce silence, si profond, si grandiose qu’il absorbe tout. Ce silence d’une qualité nouvelle, aussi fort que nous sommes loin, imposant, inimaginable, déroutant, presque effrayant. Ce silence semble être l’intonation des montagnes qui nous entourent, la rumeur des glaciers et des eaux, le frémissement de ces terres polaires, la vivacité du froid sec et aiguisé. Il est vibrant, absolu, tellement vigoureux. J’ai besoin de quelques nuits pour m’abandonner à son omniprésence. Vient un moment où je le laisse me traverser et m’enlacer. Au creux de ce silence si particulier résonne une sensation de solitude si extrême qu’elle serre mes organes et emplit mes poumons. Une solitude sans distraction, sans tromperies. Et pourtant dans cette solitude, ressentant profondément la finitude de toute chose dont moi-même, j’ai l’impression de devenir ce qui m’entoure, humains, eaux, oiseaux, baleines, cailloux et vents. Comme si la frontière de mon propre corps s’effaçait petit à petit. C’est peut-être aussi cela, que je suis venue chercher ici.

Cette nuit, je ne dors pas. Sans faire de bruit pour ne pas réveiller Suzanna qui ronronne comme un vieux chat, je m’habille chaudement et je sors sur le pont du bateau. La nuit est calme, la lune éclaire ce paysage imposant, l’eau obscure, les roches et les montagnes blanches qui donnent l’impression d’exister si simplement. Tout en cet espace semble d’abord figé, mais cela simule une représentation faussée découlant de nos imaginaires autour du froid plus qu’une vision de la réalité, car ce qui m’entoure est si vigoureux et éloquent. Éclosant dans la délicatesse, la pudeur et la discrétion de cet instant intime dans la nuit polaire, être élément parmi les éléments, le moment est sobrement prodigieux. Il inscrit son empreinte en moi et passe, passe comme je traverse ces espaces immenses, je les parcours sans les maîtriser, simple passagère de ces lignes et courbes gelées. Passer et devenir passeur d’empreintes, s’effacer sans posséder. Une douleur fantôme m’enlace délicatement car je vois aussi une terre à l’agonie, détruite, dérangée, abîmée, abusée. Ne pas renoncer, car abandonner c’est assassiner aussi. « Tu ne dors pas non plus ?», Léonard, emmitouflé dans sa grosse parka noire et sa chapka qui lui recouvre le front et les oreilles, me rejoint sur l’avant du pont. Je lui sourit, il interrompt ma solitude sans m’envahir car cet homme ne déborde pas de mots. Nous parlons un peu, restons silencieux beaucoup. Dans ma vie, j’ai renconéé une seule autre personne avec qui je pouvais partager mes silences. Ignacio, dix ans de cela, je l’enlace en quittant le Chili, créant une entaille en moi. Le vide de notre impossible histoire dévore les silences que nous partagions. Léonard lui ressemble tant. Il devient la trace d’Ignacio, le témoignage d’un homme qui a aimé chaque grain de mes peaux, chaque relief de mes pensées, chaque éclat de mes faiblesses, un homme pas troublé par la violence de l’existence, pas inquiété par la puissance de la femme en moi qui s’éveillait alors imparfaitement. Dans ce souvenir, nous enfourchons des chevaux quelque part dans le sud du Chili, galopons dans un champ, traversons d’immenses troupeaux de vaches. Arrivés en haut d’une colline, face à nous l’étendue d’une vallée verdoyante, au loin un lac, une buse de Patagonie transperce le ciel sans nuage, nos chevaux reprennent leurs souffles, et nous aussi. Nous sommes muets sur cette terre frémissante de vies. Il y a trop souvent des nécessités de silences qui sont violentées par les paroles superflues et parasites. J’ai quitté le Chili au début de l’automne, Ignacio m’écrira plus tard « mon lit est trop grand sans toi, l’espace autour de moi est trop vide sans toi, si tu n’es pas tout les jours dans ma vie, je n’y arriverais pas. Peut-être un jour nous retrouverons nous sur une montagne quelque part, je prendrais à nouveau tes seins dans mes mains.» Depuis se sont multipliées les nuits éveillées à regarder la lune et les étoiles, qui, me dis-je, flottent au-dessus de son coin de ciel à lui. Des nuits où je deviens éclipse. Pour exister après Ignacio, je décide d’abandonner l’illusion d’une retrouvaille, de me délester de ce fantasme, retirant mes seins de ses mains. Après Ignacio, j’ai aimé, j’ai fais l’amour, d’autres ardeurs et d’autres saveurs, souvent trop bruyantes.

De retour dans la minuscule cabine je finis, bercée par la respiration profonde de Suzanna, par dormir, effleurée dans la nuit par quelques rêves étourdis. Ce matin le bateau est amarré par de grosses cordes directement à une énorme plaque de glace qui flotte dans la mer. Nous descendrons par deux, directement du bateau sur cette grande étendue de glace, trop fragile pour tous nous supporter. Je descend du bateau sur la glace en fin de matinée avec Léonard et notre matériel. Je sors de mon sac un grand cerf-volant que j’ai cousue dans mon atelier. Sur le tissu, j’ai peint de grands oiseaux noirs. Je tiens les ficelles dans les mains, je crois que j’ai froid. J’attends le vent pour faire décoller mon cerf-volant. Rien ne bouge. L’immobilité est totale. Léonard sort son saxophone. J’espère le vent. L’invoque, presque. Rien. J’ai de plus en plus froid. Et soudain, le voilà, ce vent auquel j’ai tant pensé et fantasmé pendant des mois avant de venir ici, il s’invite et nous secoue. La bourrasque est suffisamment forte pour soulever le cerf- volant, je suis déséquilibrée, l’eau glaciale est tout proche, ne pas tomber, le froid me pénètre. Je tire les ficelles pour que mes oiseaux s’envolent. Tenir mes appuis, mes pieds semblent s’enfoncer dans la glace. Je lève la tête, les oiseaux noirs volent enfin, c’est un ballet, chaque halètement du vent les élance, leurs plumes s’ébouriffent, leurs ailes s’étendent. Au dessus de cette mer de glace le blizzard emplit l’espace et gonfle les textiles, qui deviennent des grands cerfs-volants tournoyant dans le paysage polaire. Se dessine alors le son de notes graves du saxophone de Léonard, il joue le vent, il prend le vent, l’inspire et le souffle dans son instrument et soudainement tout semble vivre, fusionner, se mêler, exister en symphonie avec la glace, les eaux et les rafales. Je n’existe plus, mon corps s’évapore, je ne ressens plus ni le froid ni la peur, mes peaux s’oublient. Entre les notes du saxophone se tissent un chant lointain et imperceptible qui se rapproche, se faisant de plus en plus clair. Il émane de partout, par les vents, la mer et la glace. Mes oiseaux noirs volent, la mélodie du saxophone entrelace ces chants étranges, qui semblent venir de très loin, des entrailles de l’océan, des tripes des glaciers, de la fureur du vent. Ce chant est un choeur de femmes qui embrasse et embrase tout, il attire et absorbe. De ma lucidité restante, je tremble, tangue, vacille et chancèle. Soudainement des femmes flottent autour de moi, de leurs corps nus s’étendent de larges ailes d’oiseaux et de leurs peaux s’écoulent de grandes plumes noires. Elles sont féroces, terrifiantes, somptueuses et envoutantes. Le chant devient de plus en plus puissant et rythmé, les femmes oiseaux, ces sirènes impétueuses, mentons levés en choeur à l’unisson deviennent tremblement. Elles sont en fureur, enivrées par la colère. Le choeur est une longue complainte, une majestueuse incantation enragée, une harmonie faite d’un seul souffle : « dans le supplice de la Terre à l’agonie nous femmes-oiseaux femmes-glaciers mourront et nos entrailles gelées inondent les océans les rivières asséchées s’égarent dans les terres arides le hurlement des créatures nous perce les peaux dans cette houle le vent dévie aveuglé désarçonné le vent manque d’air car il vient à manquer de lui-même hébété hors d’haleine quelle est cette nouvelle torture d’où vient-elle nous sommes les corps de la colère forcées à coexister avec l’égo humain la pourriture des graines empoisonnées infeste chaque racine nos larmes sont des acides toxiques tout est violé tout est asphyxié tout est léthargie notre écho retentit nous sommes glaciers arbres vents rivières champignons fourmis mollets ongles feuilles loups oiseaux et dans le supplice de la Terre à l’agonie ...» La glace vibre, les eaux sont secousses, les vents tornades, la tempête est violente. Dans cette trombe émane une goutte dorée étincelante qui brille, papillonnante dans ce chaos. La goutte tombe dans le saxophone de Léonard et devient la musique qui en surgit, et puis la goutte se métamorphose en de grande lignes noires, dessinant des oiseaux noirs dans le ciel, partout, des oiseaux qui se multiplient dans le choeur des sirènes, dans le choeur des glaciers, ils deviennent une horde immense qui vole en tout sens, occupant et transcendant la tempête, et puis un millier d’autres petites gouttes dorées apparaissent alors et tournoient de partout. Et puis, plus rien.

J’ouvre péniblement les yeux, je suis allongée sur la glace, mon cerf-volant flotte dans l’eau à côté de moi, une ficelle que je tiens entre les doigts me rattache encore à mes oiseaux inanimés. Léonard est debout près de moi levant la tête vers le ciel, stupéfait, il tient son saxophone au bout des doigts, prêt à le laisser tomber. Je me lève difficilement, on entend des voix depuis le pont du bateau, il faut remonter à bord, vite, un bloc de glace s’est fragilisé, il faut rejoindre l’embarcation avant que la glace ne casse. Mes souvenirs sont flous, je revois une main, peut-être deux, elles m’agrippent et m’aident à remonter sur le bateau, haletante. C’était quoi ça ?

Le soir, je comprends que ceux restés sur le bateau ont aperçu un soudain changement dans l’atmosphère, dans un blizzard rapide, ils nous ont perdu de vue quelques minutes. Je suis trop ébranlée pour raconter. Je ne parle pas à Léonard, il semble médusé aussi. Peu après, je m’endors comme une pierre.

Quand je me réveille, Suzanna est déjà dehors, je suis seule dans notre cabine. Je n’arrive pas à me lever. J’essaye de respirer, de faire sens de ce cataclysme. Mais, ça ne fait pas sens. Une hallucination ? J’entends quelqu’un toquer sur la minuscule porte de la cabine «oui ?».  Léonard.  «entre». Il s’assoit sur le lit de Suzanna, face à moi. Un grand silence. « Je n’arrivais pas à arrê ter de jouer du saxophone, c’est comme si j’étais aspiré, et ... » je continue « je voyais les oiseaux, et ces femmes oiseaux ... c’est comme si j’étais elles, que j’étais vent, et cette colère, ces tremblements... ». On décide de sortir sur le pont du bateau pour respirer un peu. Le temps est calme, limpide, l’air est clair. Le bateau tangue doucement. Un fulmar boréal, l’oiseau des tempêtes, passe au dessus de nous, déployant ses ailes amplement, rasant les eaux, planant vers les falaises, un petit peu plus à l’est. Face à nous, le nord, plus loin sur l’horizon, le Pôle Nord. Nous restons silencieux longtemps dans le froid. J’enfonce les mains dans mes poches pour en sortir mes gants quand je sens un petit caillou. Surprise, je sors une pierre en forme de goutte d’eau. Dans un reflet du soleil des scintillements dorés semblent rayonner très furtivement. Je lève la tête vers Léonard, qui en regardant ma main semble aussi étonné que moi. Je jette ardemment la pierre dans les eaux profondes de l’océan Arctique, emportant en moi le choeur en souffrance et en rage des glaciers. Au loin nous apercevons sur l’horizon, brouillé par les reflets du soleil dans l’eau, une horde d’oiseaux noirs voler vers le Nord.

  
                                         - Camille Dedenise


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