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le sort des révoltées


texte publié dans la revue Allume Feu {revue incertaine, littératures émergentes}, numéro VI “L’Aventure”, Paris, 2022





Debout, les yeux mi-ouverts, impatiente, elle se balance en vagues sur ses genoux en écorchures. Vilaine car rebelle fille s’amuse en gondole et tourne dans le monde fabuleux, la galaxie de ses imaginations et de toutes ses extravagances, enlacée aux songes dorés, des folies qui grimpent aux arbres, elle y attrape des cerises fondantes rouges sang. Elle s’esclaffe, cerises en ballottements sur ses petites oreilles translucides. Petite fille ardente, en ondulation dans l’océan de ses propres houles, enfle au rythme des lunes, désinvolte. En une saison, ses seins ont poussé et elle n’a plus pu jouer avec les garçons. Alors, la puissance délicate et enivrante des oppressions silencieuses s’abat sur elle. Bientôt, elle voudra cacher ses poires en forme de liberté : c’est un téton moqué trop désiré, investi par les aliénations acerbes de l’éros. Petite fille grandit malgré elle dans l’agora exiguë hérissée de lampadaires dégoulinants de mépris. Il est alors un intangible événement : ses os s’allongent et s’étirent dans l’effritement de l’imaginaire de ses premiers printemps. Une aventure distraite. Un incident voilé, insensible et mystérieusement transformé. Ses mondes s’endorment. Yeux mi-clos, elle ne joue plus.
Le nombril frivole, jeune fille est agitée. Nous chuchotons à quelques centimètres sous sa nuque, elle frissonne. Elle ne peut nous nommer mais elle nous discerne depuis peu, nous devine, nous hume. Nous sommes les spectres de l’intime, le remous des souffrances, les ombres endormies, un doux malaise, un trouble peut-être. Nous sommes les vapeurs, sans corps, des tourments : une force dans l’amertume de ses chaires. Corps matière corps sujet corps sensible corps uni. Son corps à elle fait partie de nous, nous faisons partie de son corps, sans être elle, nous sommes en elle. Nous assistons, presque trop impuissants, à son essoufflement.
Dans la vacarme du dégoût jeune fille se réveille les yeux orageux et les joues rosées de sueurs. Elle vomit, se lève. Les astres frémissent, l’univers palpite. Jeune fille esseulée anesthésiée par l’abominable. Le silence subsiste en elle. Dans la honte, elle ment pour abriter le secret, personne ne voit, nous savons. Nous savons car nous sommes en elle. Elle ne veut pas de nous, ses spectres de l’intime. Nous rejette, nous repousse, nous chasse, essaye de nous expulser en bavant, cherche à nous bannir. Ravagée elle éprouve ses peaux en lambeaux, consumées, elle crépite en braise. Ses propres écorces deviennent intolérables. Nous entendons cela : elle l’a bien cherché, habillée comme une pute. Nous comprenons cela : quand elles sont trop puissantes et magnifiquement désobéissantes, elles payeront de leur dignité.
Les nuits sont longues et absorbent les bonheurs, jeune fille meure chaque nuit à nouveau, moite, son vagin dégouline de la mousse acide et gluante de colère. Dans les entrailles de ces nuits, elle traverse les déserts de la hargne, bouffée par bannissement contraint des voluptés de l’amour. Elle imagine le sommeil. Dans la pente d’une nouvelle agonie elle tombe, se cogne et nous appelle en murmures car elle se déchire dans la solitude. Dans le supplice nous surgissons, car nous l’aimons. Un phénomène fascinant advient alors : dans sa souffrance nous voyons notre existence se transformer, nous mutons. Nous gonflons dans le grincement des pillages humains. Nous muons, un étrange élan nous submerge. Sous sa nuque, nous, les spectres de l’intime, transmutons en ardeurs, la moelle des révoltes de l’intime. En métamorphose, perpétuellement sans corps, nous devenons de féroces résistances, des souveraines enivrées, une puissance en danse, une substance enchantée, blanche.
Franchissant son silence, nous chantons pour elle. Alors, bercée, elle vagabonde : jeune fille tissée dans les fils de frissons s’oublie et elle songe à une course affolée vers une île magique recouverte de vengeances en cabrioles. Elle nous supplie en gémissant de la ramener chez elle, son hier. Nous chantons car son hier est mort. Nous dansons pour elle car ses muscles froissées sont engourdis. Imbibée de cris, malgré la rancoeur, ses pertes et nos tristesses, sans mot nous chantons. Enfermés tous ensemble en elle, il fait chaud et humide, nous chantons. Nous essayons de partager notre nouvelle force avec elle, notre dissidence de l’intime, nous lui offrons des tournesols en mélodie. Saviez-vous que les tournesols sont fait d’un million de tournesols en son coeur qui forment un lotus ? Une fractale de l’espoir. Nous chantons et plus nous chantons plus elle respire, nous buvant, assoiffée par notre lumière blanche. Jeune fille soulagée entourée de nos substances en feu elle a enfin gracié son coeur et cela est si doux. Nous l’enveloppons en elle, nous enlaçons ses organes et soufflons en son sexe pour assoupir les tourments. En gondole, nous ramenons le sang de la vie dans ses veines. Nous voyons cette sève de vie inonder ses écorces. Jeune fille s’est endormie. Cette nuit là nous la regardions, chantant pour sa peau satin et ses muscles pourpres.
Le crépuscule entend jeune fille chuchoter, comme évaporée dans une fascination, dans un enchantement : “les brûlures des flammes chatoient dans ce cercle de sel où suis-je qui suis-je qui est cette femme sans corps aux cheveux coulants blancs sur le bord de mon lit elle me parle je ne comprends pas sa langue sans phrase comme si elle parlait un seul et très long mot comme si sa prose était le sang des sangs peut-être un verdict je sens cela comme un étirement du temps comme un espace sans air peut-être s’agit-il seulement du vent d’un seul son je m’incline pour renifler ses souffles elle n’a pas de visage cette femme sans corps chante pour moi un enchantement liquide qui transperce mes lunes je crois qu’elles sont plusieurs un choeur un orchestre en résistance je sens qu’elles sont comme une consolation une mélodie une fractale qui exalte et démultiplie à l’infini : je vivrai”.
Au loin, on peut apercevoir dans le gémissement des corbeaux un cerisier rouge sang s’élever dans la brume du petit matin.

  
                                         - Camille Dedenise


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